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Berlin, nouvel eldorado de la « bande dessinée du réel »

Berlin (AFP) – Vivier d’artistes qui ont repeint ses murs et animé ses nuits, Berlin voit désormais fleurir les récits engagés en bande dessinée, dans une Allemagne qui a longtemps réservé le neuvième art aux enfants.

« C’est un phénomène de fond, sans qu’un seul livre ou auteur ne tire tout le reste », souligne Vincent Ovaert, cofondateur de la première galerie dédiée à la BD dans la capitale allemande, « Notre goût ».

Inexistants il y a quelques années, les rayons consacrés aux albums locaux ne cessent de s’étoffer, mêlant les premières générations d’auteurs allemands aux Berlinois d’adoption venus de l’étranger.

« C’est en m’installant ici que j’ai eu envie d’écrire, ça a complètement changé mes plans », confie l’Espagnol Alberto Madrigal, arrivé en 2007 et auteur de trois albums dont le récent « Berlin 2.0 ».

La capitale allemande, où a un temps vécu l’étoile américaine de la BD-reportage Joe Sacco, reste « une oasis pour la scène alternative », avec ses loyers moins élevés qu’à Paris ou Londres, rappelle l’Iranien Hamed Eshrat.

A ces conditions matérielles s’ajoute l’histoire tourmentée de la ville – effervescence des années folles, nazisme, Mur -, source d’inspiration de nombreux artistes.

– De l’Iran au Big Bang – 

Si aucun style ne ressemble à un autre, la quasi-totalité des créations berlinoises, vendues sous l’appellation « roman graphique », tournent le dos au divertissement pour défendre un regard sur le monde.

« Le nombre d’auteurs engagés politiquement a explosé. La nouvelle génération a envie de sujets intelligents », explique le Français Sylvain Mazas, qui a fait rire et réfléchir l’Allemagne avec « Ce livre devrait me permettre de résoudre le conflit au Proche-Orient », vendu à 23.000 exemplaires, avant d’en faire une version française.

Certains albums sont autobiographiques, à l’image de « Tipping point », dans lequel Hamed Eshrat décrit la fuite de ses parents, liés aux services secrets du Shah d’Iran, après l’arrivée de Khomeini.

Né à Berlin-Est, Mawil raconte dans « Kinderland » la chute du Mur à hauteur de collégien, alors que l’Autrichienne Ulli Lust se souvient, dans « Trop n’est pas assez », de son errance de jeune punk livrée aux dangers de la rue.

D’autres s’attaquent à l’histoire, qu’ils remontent au Big Bang comme Jens Harder, primé au festival de BD d’Angoulême, en France, ou qu’ils fassent revivre le terrorisme d’extrême gauche dans les squats de Berlin ouest (« Le théorème de Karinthy » et « West-End »).

Dans son très beau « Madgermanes », Birgit Weyhe dépeint le sort des travailleurs mozambicains envoyés en RDA, alors que Reinhard Kleist raconte celui des migrants à travers Samia Yusuf Omar, athlète olympique morte en mer en tentant de fuir la Somalie (« Le rêve d’Olympe »).

– Mouvement collectif – 

Derrière ce bouillonnement se cache la patiente construction d’une culture BD partie de loin: l’ex-RDA y voyait un instrument de propagande et l’Ouest laissait ses enfants dévorer Mickey et Tintin sans développer de création autonome, à l’exception de Ralf König, surnommé le « Brétécher gay ».

La chute du Mur en 1989 a permis aux pionniers de l’Est, comme Henning Wagenbreth et Anke Feuchtenberger, de créer et enseigner en toute liberté, notamment à l’école d’art de Berlin-Weissensee.

« C’est depuis longtemps un lieu très politique », où « le contenu des projets prime sur le medium », raconte Sylvain Mazas qui, comme Mawil et Eshrat, y a développé son premier ouvrage.

Au même moment, l’Allemagne découvre l’avant-garde étrangère grâce au suisse « Edition Moderne », à l’origine de la version allemande du « Persépolis » de Marjane Satrapi, puis aux éditeurs berlinois « Reprodukt », né en 1991, « Avant-Verlag », en 2001, ou « Jaja-Verlag », en 2011.

Les premiers succès ouvrent la voie à une vague d’auteurs regroupés en collectifs, comme Monogatori ou Mog a Mobo, qui partagent les mêmes ateliers et se retrouvent dans l’arrière-cour de Renate, bibliothèque dédiée à la BD.

Peu à peu, les artistes allemands « trouvent une reconnaissance chez eux et à l’étranger, alors que jusqu’en 2005, on ne traduisait que dans un sens », se souvient Vincent Ovaert.

– Croissance ‘durable’ – 

Mais la montée en puissance va « prendre du temps », avertit Sylvain Mazas, soulignant que BD et littérature restent « beaucoup plus séparées en Allemagne qu’en France ».

« On touche un public plus diversifié, de 25 à 80 ans, mais on ne vend quasiment pas aux jeunes », toujours avides de classiques franco-belges, mangas et comics, souligne Johann Ulrich, fondateur d’Avant-Verlag.

Un « bon album » peut espérer se vendre « 3.000 à 4.000 exemplaires » en Allemagne, signe d’un marché « qui doit croître de façon durable », ajoute l’éditeur, alors que la plupart des spécialistes évoquent un rapport de un à dix avec le marché français des romans graphiques.

A l’étranger, malgré les percées d’Ulli Lust, Kleist et Mawil, « tout est en place mais l’intérêt du public n’a pas encore éclos », juge Mathieu Diez, directeur du festival Lyon BD, qui recevra en juin une délégation d’auteurs allemands et leur consacre deux expositions. 

« Même les ouvrages de qualité se heurtent à la surproduction française », avec des milliers de parutions par an et des auteurs qui peinent eux aussi à vivre de leur art, rappelle-t-il.

Le rayon "BD berlinoises" de la librairie Modern Graphics à Berlin, le 23 novembre 2016. © AFP

© AFP John MACDOUGALL
Le rayon « BD berlinoises » de la librairie Modern Graphics à Berlin, le 23 novembre 2016

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