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Lire des romans étrangers en langue kurde, enfin une réalité en Syrie

Qamichli (Syrie) (AFP) – Attablé derrière un bureau dans la ville à majorité kurde de Qamichli, Abdo Shehu ne cache pas sa joie. Autour de lui s’entassent des exemplaires du premier livre occidental disponible publiquement dans sa propre langue en Syrie. 

Intitulé « Neige », ce roman de l’écrivain français Maxence Fermine est le premier livre publié par l’initiative privée « Hunar » (« grenade » en kurde), lancée il y a deux mois dans le but de traduire des œuvres littéraires étrangères dans une langue interdite en Syrie il y a quelques années, et financée par des dons privés.

Pendant des décennies, le régime syrien a banni l’usage officiel du kurde, interdit son apprentissage à l’école et toute publication dans cette langue.

Ces restrictions faisaient partie d’une série de mesures prises contre les Kurdes, qui représentaient 10% de la population avant la guerre déclenchée en 2011, certaines allant jusqu’à les priver de la nationalité syrienne.

Ainsi, une poignée de livres étrangers étaient dans le passé traduits à titre individuel et distribués, mais toujours clandestinement par peur de représailles.

« J’ai passé trois mois en prison à Damas en 2009 et j’ai été menacé d’être renvoyé de l’université pour possession de livres en kurde », raconte Abdo Shehu, l’un des traducteurs bénévoles réunis au sein du projet.

« Notre langue et notre culture ont été bannies par l’autoritaire parti Baas (au pouvoir depuis plus d’un demi-siècle), qui voulait s’en débarrasser », ajoute cet homme de 29 ans.

– Une poignée d’exemplaires vendus –

Mais près de six ans après le début du conflit, le régime n’a plus autant de prise sur les régions à majorité kurde, situées dans le nord et le nord-est du pays, d’où il a retiré ses forces en 2012.

Depuis, les Kurdes se sont évertués à créer une région semi-autonome en se réappropriant leur langue, qu’ils ont réintroduite dans la vie quotidienne, à travers les cursus scolaires ou les noms de localités.

Encore à l’état embryonnaire, le projet « Hunar », qui est soutenu par des fonds privés de la communauté kurde et qui ne cherche pas le profit, a déjà traduit trois autres œuvres, vouées à être publiées bientôt.

Parmi elles figure « L’épopée de Gilgamesh » –traduite en kurde depuis l’arabe– considérée comme l’une des plus anciennes oeuvres littéraires de l’humanité et qui se présentait à l’origine comme une série de tablettes d’argile où furent gravées, bien avant l’Iliade et l’Odysée d’Homère, les aventures d’un puissant roi de Mésopotamie.

Une poignée d’exemplaires de « Neige » ont eux déjà été vendus, à un peu plus d’un dollar l’unité, de quoi couvrir les frais de publication selon M. Shehu. La diffusion est limitée, en raison du petit nombre de librairies en zone kurde.

Avant d’être publiées, les œuvres traduites sont examinées par un comité pour approbation. Celui-ci a tenté de contacter M. Fermine pour les droits d’auteur, en vain, indique M. Shehu.

– « Très peu d’auteurs » –

Après des décennies de marginalisation, les auteurs kurdes écrivant dans leur langue maternelle sont rares, ce qui encourage les lecteurs comme Abdo Shehu à traduire les œuvres étrangères.

« Il n’y a que très peu d’auteurs qui écrivent en kurde », explique l’écrivain Hussein Zido, 45 ans. « Les Kurdes n’ont jamais pu jouir de droits culturels, sociaux ou politiques au cours de leur longue histoire au Moyen-Orient ».

En tentant de préserver cette part de leur patrimoine, les organisateurs du projet espèrent sauver leur langue de l’extinction.

« Nous faisons de notre mieux pour ne pas seulement traduire de la littérature, mais aussi de la philosophie et des réflexions », souligne M. Shehu.

Malfa Ali, l’un des fondateurs du projet, rassemble aussi des contes et poèmes traditionnels pour les imprimer.

Cet homme de 37 ans dit passer de longues heures à recueillir ces histoires, directement auprès de leurs conteurs: en raison de l’interdiction de publication, elles n’ont jamais été mises sur papier.

« Nous allons rassembler tous les récits racontés dans la région, ensuite nous passerons aux chansons », dit-il.

Le projet « Hunar » espère un jour éditer un dictionnaire complet de la langue kurde, qui puisse retranscrire les expressions dialectales.

– « Identité » –

Les régions kurdes ont assisté à un renouveau culturel depuis 2012, qui a donné naissance à plusieurs associations et magazines, à l’image de la revue kurde « Sormi ».

Contrainte à fermer sous sa formule arabe en 2008, elle a repris ses publications, cette fois en kurde. Le dernier numéro du bi-mensuel, qui offre depuis 2015 une tribune aux auteurs kurdes, a pour thème « Identité et langue ».

« La langue kurde est la première chose que nous devons protéger. Elle n’a jamais eu sa chance avant, bien qu’elle représente l’identité de tout un peuple », assure Abbas Moussa, 31 ans, membre de l’équipe éditoriale du magazine.

« Nous nous efforçons d’offrir quelque chose de différent et varié », dit-il de la revue, distribuée à Qamichli et dans deux autres villes.

Les enfants, eux aussi, ne sont pas oubliés. Bahar Mourad, autre membre de la rédaction de « Sormi », a traduit de l’anglais le conte « Blanche-Neige et les sept nains ». Une manière de voir les plus jeunes lire dans leur langue maternelle.

© AFP DELIL SOULEIMAN
« Neige », roman de l’écrivain français Maxence Fermine, est le premier livre publié par l’initiative privée « Hunar » (« grenade » en kurde).

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