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Restrictions sanitaires : « Le débat juridique n’a jamais cessé d’exister »

Couvre-feu, restrictions de vols, port du masque ou confinement… Souvent débattues par les spécialistes du droit, les législations d’urgence adoptées face à la crise sanitaire n’ont été que peu remises en cause par les tribunaux. Pour Jean-Paul Pastorel, leur inscription dans le temps long doit tout de même inviter à la réflexion. « Notre culture de la crise devra probablement être revisitée » estime le professeur de droit public à l’Université de la Polynésie.

Radio1 : Il existe aujourd’hui un débat citoyen sur les mesures prises pour lutter contre l’épidémie de Covid, et sur l’atteinte qui est portée aux libertés publiques. Ce débat existe-t-il aussi sur le plan juridique ?

Pr. Jean-Paul Pastorel : Il n’a jamais cessé d’exister. Le nombre de blogs animés par des universitaires ou des avocats, d’articles publiés dans des revues juridiques, de colloques souvent dématérialisés pour les besoins de la cause, ont sont le témoignage.

Comment la justice administrative a-t-elle accueilli les nombreux recours formés depuis un an contre les « restrictions sanitaires » mises en place par l’État ou des collectivités comme la Polynésie, que l’on parle de confinement, de couvre-feu, de quarantaine ou de port du masque… ?

La justice administrative, sous l’autorité de sa plus haute juridiction, à savoir le Conseil d’Etat, s’est refusée à se substituer au pouvoir politique et à définir la politique de santé publique. Si elle l’avait fait, on lui aurait reproché de se comporter en « gouvernement des juges ». Elle a pu alors donner le sentiment d’être un peu l’auxiliaire de l’administration, notamment au moment du confinement strict du printemps 2020, au plus fort de la crise et des contraintes sanitaires. En revanche, lorsque les sujétions imposées à nos concitoyens ont été assouplies pour des raisons sanitaires ou économiques et sociales, le juge administratif n’a pas hésité à sanctionner les restrictions excessives aux libertés publiques.

Les juges peuvent-ils contrôler la « proportionnalité » entre les mesures prises par les autorités et l’enjeu sanitaire ?

D’abord, beaucoup de recours ont été introduits pour « enjoindre l’administration de faire » le maximum (sur la question des masques, des respirateurs, des protocoles sanitaires, etc.). Là, le juge était très démuni car « à l’impossible nul n’est tenu » et il n’aurait servi à rien qu’il enjoigne à l’administration de faire ceci ou cela quand c’était impossible. Quand il n’y a pas de masques, il n’y a pas de masques. C’était aussi compliqué quand il n’y avait pas de consensus scientifique sur la fiabilité d’un traitement (voir les polémiques sur l’hydroxychloroquine). Tant que le débat scientifique demeure, le juge se tient en retrait et il a tendance à valider les mesures prises sur avis des autorités scientifiques compétentes (type Conseil scientifique ou Haut conseil de la santé publique). S’agissant des libertés publiques, la loi d’urgence a habilité le Gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pour adapter le droit aux circonstances sanitaires. Les limitations des libertés publiques reposaient donc sur une base formellement légale. Il était alors difficile au juge administratif de dire que telle ou telle mesure (limitation de la liberté de circulation, quarantaine, maintien en isolement, etc.) n’était pas « nécessaire » au regard d’une situation sanitaire très dégradée. En revanche, lorsque le Gouvernement a assoupli ces mesures avec le déconfinement, le juge n’a pas hésité à censurer des restrictions infondées. On l’a vu en Polynésie où le tribunal administratif a par exemple annulé la mise en quarantaine en lieu dédié sans que les intéressés ne puissent choisir d’effectuer leur quarantaine à domicile…

Un an après la première mouture de la loi sur l’état d’urgence sanitaire, est-on toujours réellement dans « l’urgence » telle qu’elle est conçue par la loi ?

En fait, la loi d’urgence du 23 mars 2020 a été prolongée à plusieurs reprises. La loi du 15 février 2021 a encore prolongé l’état d’urgence jusqu’au 1er juin 2021 et il n’est pas exclu qu’une autre loi à venir prolonge encore cet état d’urgence.

On insiste fréquemment sur le côté « inédit » de ces mesures. D’un point de vue juridique, rien de comparable n’a-t-il jamais été mis en place en France ?

À s’en tenir à l’aspect sanitaire, c’est vrai que c’est inédit en tout cas aux XXe et XXIe siècles. La grippe dite « espagnole » intervenue pendant le premier conflit mondial et la grippe « asiatique » de 1957, intervenue 10 ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale ont été traitées avec fatalisme comme des épiphénomènes. La grippe dite de Hong Kong en 1968-69 n’a guère marqué les esprits. Le poids des médias et des réseaux sociaux aujourd’hui et l’exigence de précaution et de protection absolue – le risque zéro – ont changé la donne. En revanche, les régimes d’urgence de tout acabit – contre les violences urbaines (2005-2006) ou les attentats (2015-2017) et aujourd’hui la Covid-19 (2020-2021) ont tendance à se multiplier depuis quelques années et perdurent même à travers certaines de leurs dispositions qui sont insérées dans le droit commun.

Certains estiment que cette crise met en évidence un manque de garde-fou contre des « excès » dans l’autorité de la puissance publique (à titre d’exemple, cette tribune d’un professeur de droit parue dans les pages opinion du Monde récemment). C’est un sentiment partagé par les spécialistes du droit ?

De nombreux collègues – et vous avez raison de citer le papier de Paul Cassia qui tient une veille juridique vigilante depuis le début de cette crise à la fois sanitaire mais aussi économique, sociale et spirituelle – s’interrogent sur la nécessité de certaines mesures restrictives dans le temps long. Il y a là matière effectivement à réflexion. J’ai moi-même rédigé un article (État et collectivités territoriales face à la Covid-19, BJCL, septembre 2020, ndr) au terme duquel je questionnais la conciliation de l’état d’urgence et du droit. Notre culture de la crise devra probablement être revisitée, notamment lorsqu’elle s’inscrit dans la durée.

Édouard Fritch a évoqué une idée de passeport vaccinal, ou de « pass sanitaire », aussi étudié au niveau national ou européen et qui faciliterait les déplacements des personnes vaccinées contre le Covid. Une telle idée, qui a provoqué une levée de boucliers des personnes sceptiques à l’égard de la vaccination, parait-elle juridiquement envisageable ? C’est un sujet à débat dans le milieu du droit ?

Aujourd’hui, les autorités françaises sont plutôt réservées sur ce sujet parce qu’il est compliqué d’octroyer à certains de nos concitoyens qui auraient été vaccinés plus de droits qu’à ceux qui n’ont pas eu encore accès à la vaccination. Mais demain, lorsque la campagne de vaccination aura atteint ses objectifs, il est raisonnablement probable qu’on se dirige vers ce type d’instrument sanitaire, non pas pour limiter la circulation des personnes, mais au contraire pour la faciliter. Certes, d’autres dispositifs pourraient être pris en compte pour ceux qui ne pourraient pas ou ne voudraient pas être vaccinés (tests négatifs par exemple, quarantaine…) mais, à l’instar de ce qui se fait déjà pour aller dans certains pays, y compris dans certains départements français d’outre-mer  – je pense au vaccin contre la fièvre jaune pour aller en Guyane – l’accès à certaines destinations sera très probablement subordonné à une sorte de passeport sanitaire. Il faudra bien entendu trouver un consensus entre les pays européens et l’idéal serait qu’à l’échelle internationale on puisse dégager une solution pérenne. Mais d’ores et déjà, de nombreux États ont adopté leur propre politique d’accès à leur territoire. C’est de leur responsabilité. Et on ne pourra pas les obliger à y renoncer…

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