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Une infirmière-anesthésiste se suicide à l’hôpital de Taiohae

En décembre 2023, le couple remerciait les Marquisiens pour leur accueil. Jean-Michel repart seul dans quelque jours, après avoir dispersé les cendres de sa femme dans l’Océan Pacifique. ©JM Givre/FB

Karen Givre, infirmière-anesthésiste de 40 ans, s’est donné la mort le 3 avril sur son lieu de travail, à l’hôpital de Taiohae. Elle avait réalisé ses deux rêves : se spécialiser et travailler en Polynésie. Ils se sont fracassés sur les contraintes administratives et les conditions de travail particulières qui sont imposées aux personnels hospitaliers dans les îles éloignées. Son mari et l’une de ses collègues témoignent.

Le 3 avril dernier, Karen Givre, infirmière-anesthésiste à l’hôpital de Taiohae, s’est donné la mort, dans la pièce voisine du bloc opératoire, en s’injectant du curare. Ce sont deux collègues, un autre infirmier et un médecin, qui ont découvert son corps. Elle y exerçait depuis trois mois et demi, après avoir passé deux ans au CHPF. Elle aurait eu 40 ans le 11 juin.

Jean-Michel Givre, son mari, est revenu il y a quelques jours de métropole, où Karen a été incinérée. Il décrit une femme solaire, « toujours souriante, optimiste, une grande professionnelle qui avait toujours tout réussi du premier coup, son bac, son diplôme d’infirmière, son diplôme d’infirmière-anesthésiste dont elle était sortie première. Elle n’avait qu’un petit problème, elle manquait de confiance en elle. »

« Quand elle est arrivée au CHPF, c’était tout ce qu’elle avait toujours voulu »

Au terme d’un parcours qui l’avait conduite de Wallis en Corse, puis de Futuna à Strasbourg pour sa spécialisation et à Bordeaux pour son stage, elle avait demandé à venir en Polynésie, dont elle rêvait depuis son premier séjour à Wallis. « Quand elle est arrivée au CHPF, c’était tout ce qu’elle avait toujours voulu », dit Jean-Michel.

Karen sort du concours de la fonction publique territoriale en 5e position sur la liste principale, et savait qu’il serait difficile de rester au CHPF alors que certains de ses collègues affichaient plusieurs années de CDD ou étaient retenus à Tahiti par des obligations familiales. En décembre 2022, elle est affectée à l’hôpital de Taiohae, et doit se résoudre à partir à Nuku Hiva.

La crainte de « perdre sa technicité »

Les trois infirmiers-anesthésistes en poste sont d’astreinte une semaine sur trois pour assurer, seuls, les transferts de patients en hélicoptère (lire encadré ci-dessous). L’ambiance entre médecins et infirmiers est bonne, dit Jean-Michel, mais « elle se sentait inutile. » Les deux médecins anesthésistes-réanimateurs y réalisent souvent les tâches qui, ailleurs, incombent aux infirmiers anesthésistes – l’hôpîtal assure peu d’interventions programmées, et Karen craignait de « perdre sa technicité » acquise avec sa spécialisation et ses premières années de pratique.

Une mauvaise nouvelle de l’administration le matin même

Une possibilité d’affectation au CHPF s’était ouverte, mais c’est un infirmier de la liste complémentaire qui obtient le poste, malgré l’insistance de Karen pour changer d’affectation, apprend-elle le matin de ce lundi 3 avril. « Elle a pris ça comme un affront », dit son mari, pour qui l’administration n’a pas joué son rôle et respecté l’ordre de priorité du classement au concours. En fin de journée, il vient la chercher au travail. Karen lui dit qu’elle va courir, retourne à l’hôpital où elle dit à un collègue qu’elle a oublié quelque chose. À 18 heures, elle était morte.

Comme souvent dans les cas de suicide, le procureur a ordonné une autopsie, qui a eu lieu à Tahiti. « Elle est retournée au CHPF, finalement », dit Jean-Michel Givre. Un hommage lui avait été rendu à Nuku Hiva, un autre, très émouvant, au centre hospitalier de Pirae. « Tout le monde est descendu, les filles de salle, les brancardiers, les médecins qui sont sortis du bloc la charlotte sur la tête… J’ai ramené son corps en métropole pour que ses parents puissent faire leur deuil aussi. J’ai ramené ses cendres ici pour les répandre dans le lagon, comme elle le souhaitait. »

L’envers du décor des missions médicales héliportées aux Marquises

Karen Givre redoutait les missions héliportées, « parce qu’elle n’avait pas encore l’expérience et ça n’allait pas avec son caractère rigoureux et perfectionniste » confirme une collègue qui préfère conserver l’anonymat. Si les Marquisiens sont chanceux et satisfaits de pouvoir accéder aux soins urgents grâce à l’hélicoptère, les infirmiers qui doivent les accompagner pointent l’envers du décor.

Ces vols représentent 40 heures supplémentaires par mois, « au-dessus de l’eau, à 1 500 pieds, ce que les pilotes appellent un ‘milieu hostile’, et sans compensation financière », dit une des collègues de Karen. « On fait le travail de l’urgentiste, de l’équipe SMUR, on devrait être deux parce que tout se passe mieux à 4 mains, mais on est seul, sans médecin, ce qui est contraire aux recommandations françaises pour le service médical d’urgence héliporté. Il n’y a même pas encore de réglementation précise là-dessus, mais nous, on est dans l’hélico. Et quand on ramène le malade à l’hôpital et qu’on l’opère, on est encore là. En salle de réveil aussi, et c’est pas pour autant que le médecin va prendre le relais. Et c’est comme ça que j’ai 40 jours de récup’ à prendre et que je n’ai pas encore posé mes congés 2022. C’est pour ça qu’on voudrait dissocier l’astreinte : faire du SMUR quand je suis dans l’hélico, et quand je suis au bloc, ne faire que le bloc. Mais il y a ça aussi, il y a cette croyance : ‘on leur a mis un hélicoptère, ils ne vont pas se plaindre en plus…’ J’appelle ça de la maltraitance institutionnelle. »

« Une forme de mépris »

« Un mois après, nous n’avons toujours pas de remplaçant. Mon autre collègue infirmier a annulé 15 jours de ses congés pour faire face, et je ne sais pas si j’aurai quelqu’un après. J’adore mon boulot, je trouve qu’on a l’occasion d’être polyvalent, c’est hyper intéressant et gratifiant, mais quand je vois qu’on met tellement de gens dans les bureaux, alors que nous on a juste besoin d’un 4e IADE (infirmier-anesthésiste diplômé d’État, ndr) pour pouvoir limiter les astreintes, et ça pose tout un tas de problèmes alors qu’on ne coûte pas très cher ! C’est un travail stressant, il y a des vies en jeu, des manipulations de produits dangereux, pour tout ça il faut être en forme, pas être en nuit blanche dès le début de l’astreinte. »

« Elle attachait beaucoup d’importance à son travail, c’était une très bonne professionnelle », dit-elle à propos de Karen. Elle ne demandait pas de passe-droit. « Elle m’a dit ‘moi, je veux être clean, je suis popaa, je ne veux pas qu’on me reproche d’être pistonnée’. Mais elle a eu un coup de blues quand la personne qui était moins bien notée qu’elle a eu le poste à Raiatea.  Ça a été un manque de reconnaissance, une forme de mépris, je pense qu’elle l’a vécu comme ça. »

 

« Ça m’a beaucoup attristé », dit Jacques Raynal

Jacques Raynal le reconnait, « les conditions de travail des personnels de santé ne sont pas optimales », en Polynésie comme ailleurs, mais précise qu’il n’avait pas été tenu au courant de la demande de mutation de Karen Givre, les affectations étant aux mains de l’administration. « Si je l’avais reçue, je l’aurais examinée », assure-t-il. Il souligne que Karen Givre avait également l’option de démissionner de son poste dans la fonction publique territoriale qu’elle venait d’intégrer, et que la déception n’est peut-être pas la seule explication à son geste. « Quand quelqu’un veut se supprimer, on essaie toujours de trouver des raisons. Ça m’a beaucoup attristé. »

 

 

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