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Quand les investisseurs misent sur le marché des « langues minorées »

D’abord spécialisée dans l’apprentissage du reo, Speak Tahiti – Paraparau Tahiti développe une plateforme qui doit servir à la promotion de centaines d’autres langues et cultures en déclin dans leur propre pays. Pour financer ce grand bond à l’international, la jeune société a fait appel à Invest in Pacific, autre start-up made in fenua, qui propose au grand public un parcours d’investissement très encadré. Et c’est un succès : plus de 35 millions de francs ont déjà été levés.

C’est l’histoire d’une rencontre : celle de deux start-ups polynésiennes bien décidées à conquérir des marchés au delà des frontières du fenua. La première, c’est Speak Tahiti – Paraparau Tahiti, créée voilà trois ans, et dont le domaine d‘activité paraissait à l’origine très localisé. Il s’agissait de proposer des formules innovantes d’apprentissage du reo Tahiti, de mettre à profit les outils numériques pour faire découvrir – ou approfondir – les langues du pays. Fin 2021, sa prolifique fondatrice Heiura Itae-Tetaa, entretemps devenue présidente de la French Tech Polynésie, présentait le premier service de e-learning linguistique du fenua, E-reo, avant d’enchainer sur un escape game ou une série télé, toujours à même visée pédagogique. « Mais arrivé à un certain point, on a envie de plus » reprend l’entrepreneuse qui n’a cessé d’affirmer que « l’économie culturelle et linguistique » était un marché porteur, au fenua et bien au-delà. Pour Speak Tahiti, la prochaine étape était donc, forcément, internationale : « On n’est plus fixé sur la Polynésie mais bien dans le monde, insiste Heiura Itae-Tetaa. Les territoires qu’on vise c’est l’Océanie, l’Europe et les Amériques ».

« Lever plus gros pour aller plus vite »

Des territoires et surtout des centaines, voire des milliers de « langues et cultures minorées », souvent en déclin, parfois en risque de disparition dans leur pays. « Il y a des fonds qui existent pour assurer leur promotion, les aider à se redévelopper, ça représente beaucoup d’argent, mais il y a très peu d’outils et de solutions à leur disposition sur le marché », reprend l’entrepreneuse. C’est ce que veut proposer E-reo, qui, après avoir « fait ses preuves au fenua », va donc se muer en plateforme « évolutive », « adaptable ». Une plateforme capable de centraliser des bases de données de grammaire et de vocabulaire, et d’utiliser l’intelligence artificielle pour offrir une « expérience d’apprentissage inégalée »… Offrir aussi la possibilité de développer des applications ludiques ou pratiques dans différents environnements linguistiques : il s’agit d’aider ces langues et culture à vivre au quotidien. Ce changement d’envergure, pour Speak Tahiti, serait bien long à entreprendre sur un simple fonds de roulement : aller chercher des investisseurs, « lever plus gros pour aller plus vite », c’était une « nécessité » pour la jeune société.

C’est là qu’intervient la rencontre avec Invest in Pacific. Une autre start-up polynésienne, et un autre cheval de bataille : développer une finance « circulaire », « populaire » où « l’argent local peut financer l’économie locale ». Son cofondateur et président, Nicolas Laurent, n’en démord pas : il est impensable que les milliards de francs d’épargne des Polynésiens ne soient pas investis dans les activités du pays. En deux ans d’activité, Invest in Pacific, seule structure de la région à avoir obtenu de la très rigoureuse Autorité des marchés financiers l’autorisation de pratiquer l’activité « Conseil en financement participatif », a levé 1,5 milliards de francs. Auprès d’investisseurs de toutes tailles au fenua, mais aussi en Nouvelle-Calédonie, où elle a ouvert un bureau. Ces appels publics à l’épargne sont bien aussi lancés en métropole ou à l’étranger mais au profit de projets immobiliers ou commerciaux locaux, dans le secteur de la télécommunication – Viti a réussi une levée de 227 millions de francs -, de l’e-sport ou de la pharmacie… Des projets triés sur le volet – « on en retient qu’un sur 13 ou 14 en moyenne » note son président – et que la société a d’abord aidé à structurer. Après six mois de travail et de discussion, Speak Tahiti a ainsi lancé sa levée de fonds depuis maintenant deux semaines. Et le projet a déjà dépassé la barre fixée d’avance pour être considérée comme un succès : 35,4 millions de francs récoltés. Les 54 millions espérés in fine pourraient être rapidement atteints.

Décupler le chiffre d’affaires en 6 ans

Si les investisseurs affluent ce n’est pas seulement parce qu’ils adhèrent à la philosophie de E-reo. C’est surtout parce que ses perspectives de développement promettent un retour important. Les fonds versés sont convertis pour moitié en obligations, rémunérés à hauteur de 8% brut par an, et pour moitié sous forme de prise de participation dans Speak Tahiti. Des actions qui seront cédées d’ici 5 à 6 ans, à un prix dépendant des résultats de la société. « Ça peut intéresser des gros acteurs de l’apprentissage des langues, des investisseurs importants », note Nicolas Laurent. Objectif : doubler la mise, voire faire une plus-value plus importante. Mais pas de mystère, et même beaucoup d’avertissements du côté d’Invest in Pacific : cette importante rentabilité potentielle est liée, comme toujours en matière de finance, à un risque élevé. « On fait un travail qui est extrêmement encadré, insiste le président de la société. On veut offrir des opportunités d’investissement intéressantes – en 2022, on aura fourni de la rentabilité entre 7 et 12% à nos investisseurs – mais pour ça il faut s’assurer que l’on est sur des projets extrêmement bien structurés, qu’on a des gens sérieux qui les portent, et il faut faire du contrôle ». Car le « vrai boulot » commence après la levée de fonds : accompagner le développement des projets « dans l’intérêt et la protection des investisseurs ».

En clair : il faudra atteindre les objectifs fixés, faute de quoi les actionnaires temporaires, menés par Invest In Pacific, auront contractuellement le droit de prendre des mesures pour redresser la barre. Et les objectifs sont, pour Speak Tahiti, très ambitieux : de près de 28 millions de chiffre d’affaires aujourd’hui, il s’agit, en proposant les services d’E-reo aux écoles de langues, aux institutions ou et autres structures qui œuvrent déjà à la promotion d’une » langue minorée », d’atteindre 330 millions de francs de chiffre d’affaires à l’horizon 2028. Une période jalonnée d’objectifs, vers lesquels la société a déjà commencé à avancer : « Très concrètement, cette levée de fonds doit permettre de créer de l’emploi, d’embaucher des gens en local, pour avoir à la fois la partie technique et technologique de la plateforme, finir de créer toute cette architecture logicielle, détaille Heuira Itae Tetaa. Et puis après il faut vendre, il faut se connecter aux autres territoires, communiquer… Il y a tout cet aspect humain qui est important et qui est même au cœur de ce projet numérique ».

« On peut avoir à faire à une licorne polynésienne », lâche Nicolas Laurent, qui a personnellement apporté les 300 000 premiers francs de la levée de fonds. Mais l’ancien banquier croit aussi au développement de sa propre société. Objectif en 2023 : lever deux milliards de francs sur des projets polynésiens et Calédoniens et s’implanter dans le reste de l’outre-mer français, à commencer par les Antilles. L’image longtemps lointaine des discours politico-économiques devient réalité : les start-ups polynésiennes s’étendent et se « se connectent » sur d’autres marchés.

 

 

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